par Alessandro De Cecco

Quelles solutions ont été élaborées par les artistes, les collectifs, les groupes de recherche afin de poursuivre leurs activités face aux restrictions liées à la pandémie ?
Quelles approches, méthodes, innovations dans le domaine des arts et des recherches sonores ont été rendues possibles par ce contexte inédit ?
Cette sélection de projets, actions, propositions nous guide à la découverte des expériences qui ont émergé ces derniers temps comme autant de tentatives d’aborder la crise par la voie du sonore.

Depuis presque un an, nos habitudes d’écoute ont été bouleversées par la crise globale liée à la pandémie de Covid-19. L’arrêt dramatique des activités dans les salles de concert et dans les lieux de création et de diffusion a remis sérieusement en question le rôle rituel et social des performances publiques, particulièrement celui des métiers associés. 

Cependant, le sonore n’a jamais arrêté de se manifester dans des formes les plus diverses et de modeler nos perceptions et nos émotions.

Nous avons pu assister à l’impact des mesures de confinement sur l’empreinte sonore de nos villes.
La réduction des sons liés à l’activité humaine (souvent considérés comme formes de “pollution sonore”), a révélé de nouveaux contextes caractérisés par la prédominance des sons d’origine naturelle et, surtout, par l’émergence du silence (qui se configure à la fois comme source d’apaisement et d’angoisse). 

Nous avons également assisté à une appropriation du milieu sonore par la communauté citoyenne – à partir des manifestations sonores aux balcons –, comme un moyen de construction d’une identité communautaire ainsi qu’un outil de cohésion sociale.

De nombreux artistes ont exploité les possibilités offertes par les moyens technologiques d’interaction à distance, à la fois comme une manière d’entretenir des formes d’échange artistique ou de création collaborative et comme une façon d’explorer de nouvelles contraintes esthétiques liées aux spécificités du médium numérique. 

Certes, ces mécanismes passent forcément par un processus de virtualisation massive des approches et des interactions, dans plusieurs aspects de nos vies, et ne doivent pas faire oublier les formes d’expression qui résistent – pour toute une série de raisons (techniques, esthétiques, politiques, …) – à ce processus. Et si l’impact de cette virtualisation des pratiques sonores reste à préciser sur le long terme, elle a sûrement donné lieu à des formes de création et de recherche qui méritent d’être examinées.

Voici donc une anthologie d’expériences diverses (créations, projets de recherche, cartographies sonores, performances en ligne, …) qui ont été conduites au cours de la période de pandémie.



Insub.distances (INSUB.)

Fondé en Suisse en 2010 par Cyril Bondi et d’incise, INSUB. est une réalité phare dans le domaine des musiques expérimentales et électroacoustiques, extrêmement active par le netlabel homonyme et également au sein du grand ensemble d’improvisation Insub Meta-Orchestra (IMO).

Entre septembre et décembre 2020, INSUB. a lancé le projet Insub.distances, en invitant 8 compositeurs.trices issu.e.s de la scène expérimentale à écrire des partitions originales pour 8 duos de musiciens.ennes complètement séparés par la pandémie. 

Les pièces ont été enregistrées et filmées pour être diffusées en ligne tous les 15 jours sous forme de performances dématérialisées, accompagnées d’interviews aux artistes.

Ces propositions explorent la nature palliative du médium virtuel en temps de pandémie et interrogent les sujets de proximité et distance dans un contexte où la mobilité artistique est rendue obsolète par la crise, en soulignant en même temps la nécessité de créer et d’échanger au-delà des barrières imposées par la distanciation et la fermeture des frontières.


Silent·Cities. Paysages sonores d’un monde confiné (Laboratoire Parallèle)

Mis en place dans le contexte pandémique par un petit groupe de chercheurs en géographie environnementale, en biologie, en écologie et en intelligence artificielle, Silent·Cities est un projet collaboratif qui vise à documenter ces paysages sonores atypiques à l’aide des traces acoustiques dans de nombreuses villes du monde.

Dans le but de mobiliser un réseau participatif global, les scientifiques ont élaboré un protocole de captation standardisé, suffisamment simple vis-à-vis des restrictions, mais pouvant néanmoins permettre la collecte d’enregistrements de bonne qualité pour assurer leur validité scientifique. Par le biais d’une plateforme libre (la sonothèque du projet Silent·Cities), permettant à chacun de téléverser ses enregistrements, les données ont ensuite été publiées suivant les critères de la science ouverte et des licences Creative Commons.

Dans l’optique de nourrir les questionnements de l’écologie urbaine, cette étude représente, entre autres, une occasion unique de documenter finement les sons produits par les animaux vivant en milieu urbain – grâce à la réduction drastique de la pollution sonore suite au confinement –, mais également d’étudier in vivo les effets de la variation du bruit d’origine anthropique sur leurs comportements.

Samuel Challéat, Géographie environnementale | Nicolas Farrugia, Apprentissage machine & deep learning | Amandine Gasc, Écologie de la conservation | Jérémy Froidevaux,  Biologie de la conservation


Glitch Party (Tempo Reale)

Évènement produit à Florence (Italie) dans le cadre du Festival Unlocked Sound en septembre 2020, le Glitch Party a été conçu par les organisateurs comme une « fête électroacoustique », qui a représenté un moment de rare détente entre les deux confinements. 

En héritant des méthodes expérimentées pendant le strict confinement du printemps 2020, cette proposition – lancée par Tempo Reale, le centre de recherche fondé en 1987 par le compositeur italien Luciano Berio –, est avant tout un formidable exemple de comment les outils et les approches de la pratique sonore à distance peuvent interagir avec les structures d’une performance live plus traditionnelle.

Le public, qui assiste à une performance d’une durée totale de 3 heures, avec la possibilité de bouger et de se déplacer pendant toute la durée de l’évènement, est amené à écouter les interactions entre le Tempo Reale Electroacoustic Ensemble (en live à Florence) et deux ensembles à distance en direct streaming – Ensemble ILEA (Montréal, Canada) et Elettronica Collettiva~ (Bologne, Italie). Une 40aine de musiciens au total contribuent à une forme improvisée autour du phénomène de glitch, point de croisement entre les contraintes et les limitations du médium numérique et les approches esthétiques des néo-avant gardes sonores.

Cet évènement s’est concrétisé comme point culminant à l’issue du projet #HOMEPLAYING – plateforme de socialité musicale à distance promue par Tempo Reale – qui a vu la participation d’une centaine de musiciens du monde entier lors d’une série de concerts en streaming diffusés pendant le premier confinement du printemps 2020.

Tempo Reale Electroacoustic Ensemble (Florence) | Ensemble ILEA (Montréal) | Elettronica Collettiva~ (Bologne)


The Sound Outside (soundDesign.info)

Hébergé par la plateforme en ligne sounDesign.info, le projet The Sound Outside – Listening to the world at Covid19 time, conçu et développé par les artistes et chercheuses italiennes Valeria Caputo et Sara Lenzi, naît à partir de la proposition, adressée aux professionnels du son, de récolter les enregistrements des paysages sonores des villes pendant le confinement. Entre février et mai 2020, une centaine de paysages sonores, en provenance d’une cinquantaine de pays, ont été récoltés, et ensuite mis en ligne sous forme de carte interactive. Le matériel a montré une évolution au cours du temps : si au début les ressources envoyées étaient principalement des enregistrements bruts en prise directe, dans un deuxième temps les auteur.e.s ont privilégié une revisitation des contributions par une intervention créative, comme à vouloir partager une forme de “pathos” lié à leur propre perception émotive.

Alors que le contenu sonore des contributions produit des données “objectives” sur les paysages sonores de cette époque, les “écritures” et les titres choisis indiquent des aspects plus caractéristiques d’un point de vue “subjectif”, liés à la “perception” des environnements sonores.

Cette archive fournit des indications importantes sur la prédominance de certains éléments sonores, sur le plan auditif aussi bien que psychologique : les chants des oiseaux et d’autres sons d’origine naturelle (animale ou atmosphérique), la voix humaine, des signaux alarmants (sirènes d’ambulances, hélicoptères d’émergence, …), ainsi que des éléments qui renvoient à des concepts plus abstraits (arythmie, silence, résonance, calme, suspension, communion, …).


Genesis (Alexander Schubert)

Le compositeur allemand Alexander Schubert, opérant à la frontière entre musique acoustique, électronique et multimédia, est spécialiste dans les créations qui explorent des environnements immersifs, des dispositifs et des espaces d’interaction qui questionnent les modes de perception et de représentation.

Son installation Genesis (2020) est une expérience participative conçue comme un jeu vidéo en ligne. Basée principalement sur l’intervention active des internautes et impliquant un nombre restreint de personnes au sein de la salle de spectacle, c’est l’une des rares performances confirmées au cours de la saison de l’Elbphilharmonie pendant la période pandémique. Des joueurs à distance contrôlent quatre “avatars”, des personnages incarnés par des artistes en chair et en os occupant une friche industrielle vide à Hambourg pendant sept jours – de 00h00 du 27 avril à 23h59 du 3 mai 2020 – en continu, sans interruption. Des joueurs anonymes du monde entier participent à l’expérience pendant des créneaux d’une heure, en voyant et en écoutant à travers les lunettes en Réalité Virtuelle de leur avatar ; du public, présent sur place en petit nombre, peut également participer à l’expérience en accédant à des « salles de contrôle » installées dans la friche.

Les joueurs interagissent avec l’environnement et les autres avatars, également par des objets sélectionnables, qui permettent de transformer et recadrer l’espace de manière continue. L’une des 13 catégories d’articles que les participants peuvent sélectionner est entièrement dédiée aux instruments de musique. Par conséquent, l’interaction musicale est l’une des plus courantes parmi les utilisateurs. Genesis montre comment les habitudes musicales et les pratiques auditives pourraient être reconsidérées à travers des connexions virtuelles et la médiation des moyens numériques. Cela implique une relation joueur-avatar ou joueur-joueur (via des avatars) qui questionne le jeu d’ensemble, la mise en scène, en montrant une nouvelle façon de jouer et d’interagir avec un public restreint. Au cours de leur période de confinement, les joueurs peuvent expérimenter et redéfinir les pratiques musicales et les habitudes sociales dans un nouveau monde, qui manifeste ses propres règles d’évolution spécifiques : l’identité de l’œuvre se construit au fur et à mesure, comme la somme des changements et des interactions apportés par chaque participation.


Diaries of a Quarantine  (Ensemble Collettivo Crisis, Ensemble SPIIC)

Diaries of a Quarantine (DoaQ) est un autre exemple de la manière dont la pratique musicale a adopté le Net en tant qu’espace des possibilités. Ce projet transnational, né pendant le confinement de mars 2020 suite aux exigences des membres de l’Ensemble Collettivo Crisis (Rovigo, Italie) et de l’Ensemble SPIIC (Hambourg, Allemagne) de trouver une façon d’improviser ensemble malgré la séparation, les obstacles, les circonstances, explore les possibilités et les particularités de jouer collectivement à distance. Les sessions, enregistrées, réarrangées et enrichies par les contributions de l’artiste visuelle Leonie Sens, sont également une occasion de partager les émotions, les peurs, les idées et de questionner le rôle du musicien et de la musique dans une époque aussi particulière.  

Diaries of a Quarantine développe en effet une recherche sur comment le confinement a modifié l’interaction entre les improvisateurs, quel type de matériaux sonores ont été produits par une expérience collective d’improvisation en ligne, et comment ces matériels sont différents par rapport à une session d’improvisation standard en présentiel. Cette expérience met l’accent sur certains aspects et certaines thématiques : les espaces domestiques comme écosystème limité et saturé, la distance comme facteur de réduction des stimulations, l’acceptation des limitations du médium, l’écoute active comme pratique revitalisante, la pratique de jouer tous.tes seul.e.s ensemble. 

Marco Bussi (confiné à Padoue, Italie), piano & objets | Pietro Frigato (confiné à Rotterdam, Pays-Bas), guitare électrique, effets, voix | Giulio Gianì (confiné à Bergame, Italie), sax soprano/alto, voix, objets | Vlatko Kučan (confiné à Split, Croatie), clarinette, sax soprano, flûte, piano samplé, voix, objets | Daniel Savio (confiné à Venise, Italie), guitares électriques, effets, objets, boucles |
 Leonie Sens (confinée à Split, Croatie) art numérique, animation 


Binary Voyager (Dariusz Mazurowski)

Dariusz Mazurowski, compositeur membre de la Société Polonaise d’Électroacoustique, semble avoir parfaitement intégré les outils de la création en ligne dans sa pratique artistique et de recherche. Tout au long de la période de pandémie, il a été régulièrement présent dans des séries de concerts virtuels et set audiovisuels en ligne, il a publié des textes et articles en ligne sur l’histoire, la théorie, la pratique de la musique électroacoustique, il a réalisé une série de podcasts dédiés à la musique électroacoustique, avec la participation d’artistes invités, dans le but de rendre cette musique accessible à un public plus vaste.

Toujours grâce aux outils Internet, il a enregistré en distanciel An Immense Movie Like Drama, un projet collaboratif international réalisé avec le sound designer italien Lorenzo Brusci.

Dariusz Mazurowski a également conçu Binary Voyager, une création électroacoustique infinie, en évolution continue, disponible en ligne. Le principe de cette œuvre est basé sur 4 générateurs sonores en parallèle (chacun avec sa propre librairie de sons très vaste) qui jouent les différentes couches de la pièce. Le mix final est créé de manière aléatoire en temps réel, donnant un rendu personnalisé pour chaque écouteur.


Imagine Splitter (Splitter Orchester)

« La distanciation sociale est dure pour tout le monde, mais elle devient un vrai défi quand il s’agit d’un orchestre de 22 éléments qui construit l’intégralité de sa pratique sur le fait de se rassembler pour faire de la musique. »

Sur cette base, le célèbre ensemble d’improvisation berlinois Splitter Orchester a lancé un nouveau projet pendant les derniers mois de 2020. Chaque membre a enregistré individuellement une piste, le but n’étant pas de jouer en solo, mais plutôt avec l’image du groupe entier dans l’esprit. L’album Imagine Splitter est le résultat de l’assemblage de ces 22 pistes. Toutes les pistes défilent du début à la fin sans coupure, montage ni silences, et l’enregistrement est traité comme une seule prise de son en direct. 

Axel Dörner, trompette | Boris Baltschun, électronique | Chris Heenan, clarinette contrebasse | Burkhard Beins, percussions | Mike Majkowski, contrebasse | Andrea Neumann, piano | Clayton Thomas, contrebasse | Michael Thieke, clarinette | Anat Cohavi, clarinette | Matthias Müller, trombone | Morten J. Olsen, percussions | Kai Fagaschinski, clarinette & conception | Liz Allbee, trompette | Mario de Vega, électronique| Marta Zapparoli, dispositifs à bandes et antennes | Julia Reidy, guitare | Robin Hayward, tuba | Sabine Vogel, flûtes | Simon James Phillips, piano | Magda Mayas, Clavinet | Steve Heather, percussions | Biliana Voutchkova, violon
Mixage : Roy Carroll


Love Story (Francesco Filidei)

Francesco Filidei, compositeur italien, mais désormais parisien d’adoption, mêle avec maîtrise un humour remarquable, citations et collages, dans un univers poétique personnel et subtil.

Dans le cadre d’un projet consistant en une série de courtes pièces, commandées par l’Ensemble Intercontemporain pour être créées par vidéo depuis le Théâtre du Châtelet à Paris, Filidei compose Love Story, pièce pour un ensemble de … 7 rouleaux de papier toilette !!

En héritant des formes d’happening typiques des créations de Berio et des néo-avant gardes, ainsi que de l’humour de certains compositeurs de la même génération (notamment Mauro Lanza), cette pièce met en scène des battements de cœur stylisés, dans une matrice rythmique constamment perturbée par des évènements impromptus.


Divers

A partir de l’automne 2020, alors que des restrictions de plus en plus serrées commençaient à se mettre à nouveau en place dans plusieurs pays, la pratique des concerts diffusés en ligne semble être devenue plutôt répandue. De nombreux artistes, ensembles et festivals se sont produits en forme dématérialisée et à distance (soit par des directs audio-visuels, soit à la radio) pendant ces derniers mois.

On a noté, de manière totalement non-systématique, quelques-uns de ces évènements, que l’on liste ici :

>>> Sons (re)connectés : un suivi non-systématique des créations et des diffusions en ligne à l’heure de la distance

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2 commentaires sur « Expériences et expérimentations sonores en temps de pandémie : actions, propositions, témoignages »

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