par Alessandro De Cecco

Des pistes d’action et de réflexion pour aborder la pratique de l’improvisation libre sur la base de partitions graphiques et établir ainsi des liens et des interactions entre éléments visuels et sonores.
[ Résumé ]


  1. Cadre général
  2. Du visuel au sonore
  3. L’acte de lecture
  4. Les paramètres : temps, espace, matériau
  5. Les relations et les transitions
  6. Le méta-paramètres

Conclusions
Ressources


1. Cadre général

Les partitions graphiques se développent au cours du 20ème siècle dans le domaine des musiques contemporaines, expérimentales et improvisées, comme une tentative de dépasser les limitations et les homologations de la notation musicale conventionnelle et comme conséquence d’une remise en question de l’équilibre des rôles et des responsabilités entre compositeurs et interprètes.

La définition de ce qui peut être considéré comme une partition graphique est tellement vaste que nous renonçons ici à toute tentative rigoureuse de classification.

Nous allons tout simplement considérer comme partition graphique toute sorte de signe (ou ensembles de signes) et représentation visuelle (graphismes, images, textes, …) conçue et organisée afin d’être ensuite interprétée ou reproduite par une voie sonore ou musicale, sans passer par une notation musicale classique.

Dans le contexte de l’improvisation libre dite non-idiomatique, la partition graphique est avant tout un moyen de proposer une composition « ouverte » (une «œuvre désœuvré»), mais aussi un support pour guider la construction d’une forme qui se crée instantanément par elle même, pour fournir des repères partagés lors de l’improvisation en ensemble, ainsi qu’un outil pour stimuler la créativité des interprètes. Certaines partitions graphiques laissent aux interprètes une liberté totale sur des éléments clé comme la durée, les dynamiques, ou même les instruments qui peuvent jouer la pièce : par conséquent, chaque exécution d’une partition graphique est une œuvre unique [1].

Dans certains cas, la partition, par ses signes relativement explicites, ou même par des indications textuelles détaillées sur les gestes et les actions que l’interprète doit exécuter, laisse comprendre assez intuitivement « comment » elles doivent être interprétés: on parle alors de partitions graphiques « procédurales ». Dans d’autres cas, la partition se présente sous une forme beaucoup plus abstraite, dans laquelle l’auteur représente son intuition subjective du résultat sonore, mais l’interprète est obligé de fournir sa propre interprétation : lors que la partition se limite à représenter de manière non-univoque des éléments sonores (le « quoi ») sans expliciter « comment » ces signes doivent être interprétés, elle est dénommée partition graphique « non-procédurale » [2].


2. Du visuel au sonore

Compte tenu de la grande variété de formats dans lesquels les partitions graphiques peuvent se présenter, traduire des signes graphiques en une réalisation ou acte sonore (notamment dans le cadre des partitions graphiques « non-procédurales », auxquelles nous faisons principalement référence dans cet article) n’est pas toujours un processus immédiat. Bien que le sonore et le visuel possèdent des différences extrêmement marquées (que l’on retrouve au niveau physique, perceptif, symbolique, esthétique, …), nous serons amené.e.s, lors de l’interprétation, à établir des stratégies pour instaurer des relations entre ces deux mondes [3]. Il s’agit là de traduire un langage dans un autre complètement différent sans pouvoir s‘appuyer sur des règles définies : chaque partition utilise un langage propre qui se présente à nos esprits comme énigmatique et inconnu, mais on ne pourras pas s’empêcher de fournir notre interprétation [4].

Nous allons donc présenter quelques clés de lecture qui peuvent se révéler utiles lorsque l’on aborde l’analyse et l’interprétation d’une partition graphique. Ces pistes de lecture se basent sur une série de paramètres qui sont pour la plupart communs aux médiums visuel et sonore : temps, espace, matériau.

Même si dans notre approche illustratif et pédagogique nous hasardons une distinction précise entre ces différents éléments, en réalité ils se révèlent comme étant indissociables : il n’est donc pas possible d’établir une hiérarchisation entre eux, car c’est leurs relations qui constituent l’œuvre dans son entièreté et complexité.

Dans le cadre d’une improvisation non-idiomatique on essayera de trouver une correspondance entre signe graphique et « élément sonore » . Ce dernier s’apparente plus d’un geste, d’un mode de jeu, d’une posture, d’une ambiance, d’une texture (dans la suite, on emploiera ces termes de manière interchangeable), que de notions musicales plus conventionnelles comme les hauteurs des notes, les harmonies, les rythmes, …


3. L’acte de lecture

Généralement, une partition graphique se compose d’un ou plusieurs éléments que l’on peut isoler ou suivre plus ou moins facilement. La « lecture »  de la partition sera en effet une tentative d’analyser et de décrypter ces éléments dans leurs intégralité ou en les décomposant en des parties plus simples. Un élément visuel peut être interprété, par exemple, en assignant un certain paramètre sonore à chaque axe spatial, et en reliant l’évolution graphique de l’élément dans l’espace à l’évolution du paramètre sonore associé.

Une autre approche possible implique de renoncer à toute forme d’inspection de la partition pour simplement se laisser inspirer dans l’improvisation par l’impression « globale » transmise par la partition, en préférant une vue d’ensemble plutôt qu’une focalisation sur les éléments constitutifs. Cette approche, qui – en revanche – est plus difficile à justifier et à généraliser, peut néanmoins se révéler utile quand la partition graphique est extrêmement riche, complexe ou abstraite.

A ce stade, l’interprète crée spontanément un cadre qui guide sa lecture afin de compléter et intégrer les indications qui ne sont pas déclarées explicitement par le compositeur, en choisissant par exemple une direction, une vitesse, un ordre de lecture : ce cadre va influencer de manière radicale et unique l’exécution de l’œuvre. Il nous semble donc important de souligner comment les stratégies adoptées lors de l’acte de lecture de la partition constituent déjà en soi un geste créatif, qui se définit par ses propres contraintes et qui précède celui de l’exécution médiée par l’interprétation.


4. Les paramètres : temps, espace, matériau

a) Temps :

Direction de lecture. Contrairement à une partition conventionnelle, dans certaines partitions graphiques, aucun sens de lecture n’est défini à priori. Ces partitions peuvent donc se lire indistinctement de droite à gauche, de gauche à droite, du haut en bas, du bas en haut, ou bien de manière complètement aléatoire. Dans d’autres cas, un sens de lecture privilégié est défini à l’aide de flèches, lignes ou d’autres signes qui indiquent de manière explicite un sens de défilement.

Scansion temporelle. Les éléments de la partition graphique peuvent se structurer clairement comme une séquence ordonnée de gestes : la partition peut être doté d’une scansion très précise qui indique à quels instants certains gestes ou éléments doivent être exécutés (grille temporelle), ou bien elle peut juste comporter une indication de la séquence d’actions, mais avec une temporalité indéfinie (grille atemporelle), en suggérant implicitement que des éléments graphiques rapprochés doivent être interprétés comme proches dans le temps. Si aucune scansion n’est mise en évidence, les éléments peuvent être joués dans n’importe quel ordre et sans aucune temporalité pré-établie pour les évènements sonores.

Durée. La durée totale de la pièce ou de ses sections et sous-sections peut être explicité de manière très précise, soit directement sur la partition, soit sur une notice qui peut éventuellement l’accompagner. Si aucune durée n’est clairement indiquée, la pièce – ou chacune de ses parties – peuvent avoir n’importe quelle durée.

b) Espace :

Structure formelle. La façon dont les éléments se structurent dans l’espace de la partition, donne des indices sur la structure formelle de la pièce. Si les éléments visuels forment des groupes espacés les uns des autres, on aura tendance à retrouver dans la pièce plutôt des phases et des mouvements distincts. Chacune de ces mouvements aura un caractère bien défini, auxquels des phases de transition iront éventuellement se rajouter. Si les éléments visuels sont, au contraire, plus étalés ou dispersés, on aura alors une pièce plus progressive ou évolutive, avec de nombreux enchaînements.

Échelle. L’échelle ou la dimension (absolue ou relative) des éléments graphiques peut donner des indications sur les gestes sonores correspondants, en termes de niveaux sonores, de timbre et de dynamiques. Un élément graphique « petit » renvoie naturellement l’idée d’un son « petit », cela par rapport à l’ensemble des paramètres sonores qui peuvent le caractériser.

Plans et perspective. Grâce à l’utilisation de la perspective, les éléments graphiques peuvent se présenter sur des plans différents. On pourra alors facilement distinguer ce qui correspond au fond sonore (l’arrière plan) de ce qui doit être mis à l’avant. Lorsqu’on se retrouve face à une représentation de différents plans visuels, on devra considérer une différenciation des timbres, des dynamiques, des textures, des registres. La perspective permette donc d’attribuer à chaque élément sonore une distance propre : un élément lointain sera par exemple perçu comme plus « étouffé », comme étant caractérisé par un volume plus faible, des contours et des transitoires moins définis et un contenu spectral moins riche.

Superposition. Des éléments visuels appartenant à des plans différents ou au même plan peuvent apparaître comme visuellement superposés. On considère alors que l’interprétation devra restituer des idées sonores différentes de manière simultanée, c’est à dire qu’elle doit être polyphonique (et cela non simplement en termes harmoniques, mais par rapport à l’ensemble des paramètres sonores). Au contraire, si les éléments visuels sont isolées, ils correspondront plutôt à des éléments sonores monophoniques.

c) Matériau :

Lignes et trajectoires. Chaque ligne et chaque trajectoire présente dans une partition graphique peut représenter l’évolution de n’importe quel paramètre sonore. On aura autant de possibilités d’évolution sonore que de tracés qui s’esquissent (ascendantes, descendantes, circulaires, continues, intermittentes, linaires, sinueuses, recourbées …)

Trait. Les propriétés du trait peuvent nous fournir des indications musicales : épais, fin, hésitant, net, marqué, …, c’est des adjectives qui peuvent décrire un son aussi bien qu’un élément visuel .

Couleur. Lorsque l’on est confronté.e.s à une partition graphique qui contient des éléments en couleur, on peut être naturellement amené.e.s à associer les longueurs d’onde des couleurs présents à des fréquences des ondes sonores ou aux timbres des instruments, dans une approche synesthésique, à laquelle on ne peut pour autant réellement attribuer aucune validité objective.
La couleur est donc un paramètre délicat à traiter dans le cadre des partitions graphiques. Cela pourrait paraître un peu surprenant, mais c’est pour ces raisons que la couler est historiquement l’un des paramètres les moins utilisés dans les partitions graphiques, qui sont très souvent en noir et blanc.
Cependant, la couleur – si présente – va sans doute avoir un impact sur notre interprétation des partitions graphiques, à la fois au niveau émotionnel et instrumental : couleurs différents seront par exemple associés à des gestes sonores différents, d’une manière qui peut être explicité en amont ou se manifester arbitrairement et spontanément.

Rythme : l’organisation des formes dans l’espace, des traits, des motifs, des lignes et des couleurs contribuent à créer visuellement la sensation de rythme ou pulsation dans la partition. Des éléments graphiques rapprochés vont correspondre alors a des rythmes serrés, des éléments répétés à des patterns rythmiques, des éléments bien espacés à des rythmes lents et cadencés.

Geste : le geste graphique peut trouver une correspondance directe dans le plan auditif, que ça soit au niveau du geste purement physique/instrumental ou du geste expressif/sonore. On peut associer a chaque geste un modèle énergétique (rebond, spirale, oscillation, itération, flexions, flux, …) qui va déterminer sa réalisation sonore.

Touche : la touche comme paramètre visuel représente, par son mouvement, un mode vibratoire d’une surface, un geste qui met en résonance.

Densité : un élément visuel peut présenter une certaine densité. Cette densité doit être considérée toujours en fonction du « grain « de l’élément. Si l’élément se présente avec une certaine densité de sous-éléments (de la même manière qu’un nuage ou un essaim), on aura plutôt la représentation d’une densité rythmique ou densité d’événements sonores (pointillisme) et on sera donc dans le domaine des contrastes dense vs épars. Si l’élément se présente comme un matière uniforme mais avec une certaine densité texturale, on sera alors plutôt dans le domaine de la densité spectrale, avec des trames plus ou moins riches en termes spectre et texture.


5. Les relations et les transitions

Les paramètres que nous avons listés, bien que déjà nombreux pour une classification qui ne se veut pas exhaustive, ne sont pas suffisants à définir complètement les éléments visuels que l’on veut traduire en éléments sonores. Il faudra en effet analyser et déchiffrer non seulement les paramètres propres à ces éléments, mais aussi les relations entre les différents éléments. Relations d’échelle, de durée, de rythme, de densité peuvent fournir des interprétations complètement nouvelles par rapport à celles liées aux éléments isolées. La pièce se construit ainsi non pas comme la simple somme de ses éléments constitutifs, mais comme l’ensemble des relations entre les différentes parties que la composent.

Il est également important de considérer comment, dans l’acte de lecture, un élément visuel peut se relier à ceux qui le précèdent et succèdent. Selon le type de transition, connexion, nuance, gradation que l’on observe au sein du graphisme, on pourra attribuer aux différents gestes sonores des différents formes de mélange, d’évolution, de transition (juxtaposition, contraste, fondu enchaîné, coupure, vide, …)


6. Les méta-paramètres

Nous devons enfin considérer tout ce qui pourrait ne pas être noté sur la partition, mais qui finit forcément par faire partie de l’œuvre.

Dans le cadre des musiques expérimentales, le silence est – par sa nature parfois paradoxale – sans doute au cœur des recherches sonores. La célèbre œuvre phare de John Cage 4’33’’, qui met le silence au centre de la création pour questionner nos pratiques d’écoute, pourrait être considérée comme l’équivalent d’une toile blanche. Et lors que l’on essaie de s’emparer du blanc ou du silence comme d’une absence (de couleur, de trace, de son, …), on ne fait en réalité que constater une présence ultérieure.

Même si le silence pourrait ne pas être noté explicitement sur la partition, dans le cadre d’une improvisation on sera amené.e.s à trouver ce qui pour nous représente, dans cette partition, le silence, et à lui réserver une place et une attention particulière.

A l’extrême opposé, on retrouve un autre élément para-musical proéminent : le bruit. Alors que ce ne sera pas possible de définir à priori qu’est-ce que dans la partition relève du bruit, il sera indispensable de réfléchir à comment les différents types de bruit (le bruit généré instrumentalement de manière délibérée, aléatoire ou accidentelle, le bruit environnemental, les interférences, les bruits parasites dans l’enregistrement, …) émergent la partition et interagissent entre eux.


Conclusions

L’interprétation des partitions graphiques peut se révéler une tâche complexe mais stimulante. Elles s’inscrit dans un processus de libération des schémas figées de la notation conventionnelle pour ré-établir la suprématie de la performance et faciliter une création instantanée, partagée et collective dans laquelle établir des nouvelles règles et des nouveaux approches aux univers sonores qui se transforment et évoluent à chaque exécution.


Ressources

[1] Saladin, M., La partition graphique et ses usages dans la scène improvisée, Volume ! – La revue des musiques populaires, n°3:1, Éd . Seteun, Nantes, p. 31-57 (2004) [en ligne]

[2] Lamaison, É., Réflexions sur les partitions graphiques, Éd. Paalabres (2017) [en ligne]

[3] Bosseur, J.-Y., La musique du XXè siècle à la croisée des arts, Minerve [1e éd.](2008)

[4] Bosseur, J.-Y. , Du son au signe, Éditions Alternatives – Paris (2005)

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