Entretien : Marc Zisman
Entre le plus emblématique (Pierre Schaeffer) et le plus médiatisé (Pierre Henry), l’histoire de la musique électroacoustique a vu défiler d’autres acteurs tout aussi fondamentaux. François Bayle est l’un d’entre eux. L’an passé, le compositeur né à Madagascar soufflait ses 80 bougies. Un anniversaire célébré par la publication d’un superbe coffret de 15 CD accompagné d’un livret de 120 pages : « 50 ans d’acousmatique ».
Une vie de musique – et de technologie – indissociable de l’un des laboratoires les plus prolifiques de l’après-guerre : le GRM. Entre 1966 et 1997, François Bayle a dirigé ce Groupe de Recherches Musicales créé par Schaeffer en 1958. Grâce à lui, cette institution phare de la musique contemporaine a ouvert ces sons nouveaux au public, avec notamment cet orchestre de haut-parleurs baptisé acousmonium conçu par Bayle en 1974. Converser avec cet humble et passionnant créateur et chercheur, c’est évidemment revenir sur l’âge d’or foisonnant de la musique électroacoustique et de ses charismatiques compositeurs mais aussi tenter de mieux comprendre comment musique et technologie interagissent.
Transcription (français)
par Alessandro De Cecco (1ère version)
Marc Zisman : Regardez, voilà un kobuz ! Est-ce que vous sauriez nous dire comment ça fonctionne ? Vous êtes un expérimentateur …
François Bayle : Hum, grand dieu ! Alors … je suppose que l’archet se tient à la main droite, comme toujours … et … qu’ici on le pose … enfin, moi j’aurais envie de m’en servir comme ça … peut-être comme ça … peut-être comme ça… parce que là on le tient bien entre les jambes … [joue]. Faudrait apprendre ! Faudrait apprendre !
50 ans d’acousmatique [01:05]
MZ : Bonjour, François Bayle !
FB : Bonjour !
MZ : Il y a quelques mois vous avez soufflé vos 80 bougies, et c’est vous qui avez amené le cadeau. En fait c’était une belle boîte, une belle boîte qui renferme énormément de choses, c’est-à-dire 140 œuvres, je crois, ou environ.
FB : Oui, enfin, il y a des titres, des sous-titres, des mouvements, … alors, si on compte les mouvements, il y en a beaucoup, si on compte les titres, ça en fait une cinquantaine.
MZ : D’accord, donc 50 ans d’acousmatique – puisque c’est le sous-titre (ou le titre) de ce coffret
FB : Un grand morceau de vie …
MZ : Un grand morceau de vie, voilà. Ça aurait pu être presque écrit sur la boîte. On va parler de cette vie, peut-être pas dans ses détails, mais de quelques moments, aussi bien en musique mais peut-être humainement parlant. Vous êtes un grand compositeur d’acousmatique, de musique électroacoustique. J’imagine que cela est une des questions sans doute à laquelle vous avez dû le plus répondre dans votre vie… La différence entre les deux ? On pourra peut-être commencer par ça : qu’est-ce que c’est que la musique acousmatique ?
FB : Oui, c’est dans le titre du coffret, alors, allons-y ! Non, c’est tout simplement pour marquer un territoire, qui est maintenant celui de la musique du 21e siècle. C’était déjà ce qui paraissait dans la première série de disques de Philips à l’époque, « Prospective 21e Siècle », dans les années ‘70. Voilà, bah oui, il est arrivé ce fait majeur dans l’humanité : c’est que l’électricité permet de faire du son, et que, par conséquent, on peut faire de la musique sans passer par l’intermédiaire des instruments de musique, du solfège musical, de la culture, du patrimoine musical (Bach, Mozart, Beethoven, ou les chanteurs, etc.). On peut faire de la musique avec du son, et plus généralement avec tout ce que l’oreille peut percevoir, c’est-à-dire toute espèce de bruits, depuis le vent le plus léger, jusqu’au tonnerre le plus effrayant. Et donc, il faut parler maintenant d’un autre type d’instrument, c’est-à-dire la perception auditive : la musique qui s’écoute. Alors, la musique acousmatique, ça veut dire ça : musique faite pour la perception auditive. « Acousmatique » est un vieux mot grec, qui dit « musique que l’on écoute », la musique que l’on a envie d’écouter. Toute musique est acousmatique : à partir du moment où vous allumez la radio, vous êtes en train d’écouter, c’est-à-dire qu’il y a une déconnexion : il n’y a pas d’instrument, il n’y a pas d’interprète, il y a de l’écoute. Et vous êtes, déjà, en train de faire de l’acousmatique sans le savoir, comme Monsieur Jourdain, qui faisait de la prose sans le savoir, et qu’un jour on lui a expliqué que c’était de la prose – quand on ne parlait pas en vers, on parlait en prose -, et il était tout content de savoir ça. Alors, bonne nouvelle, mes amis ! Quand vous êtes en train d’écouter, vous faites de l’acousmatique sans le savoir, et vous êtes comme Monsieur Jourdain.
Le moqueur [04:05]
MZ : Alors, on parlait, effectivement, de ce demi-siècle de musique acousmatique. On parlera évidemment du GRM (du Groupe de Recherches Musicales), et de certaines figures emblématiques, que ce soit Pierre Schaeffer, Pierre Henry etc. Mais avant de parler de tout ça, j’aimerais juste revenir sur un peu le rapport que vous entreteniez, que vos oreilles, que votre perception entretenait avec la musique antérieure – on pourrait dire – à la seconde guerre mondiale, dans votre prime jeunesse. Je rappelle, juste, que vous êtes né, donc, en 1932, et vous êtes né à Madagascar – où j’imagine que la nature devait être assez proche de vous. Quels rapports vous entreteniez avec la musique ? Vos premiers émois musicaux, c’était quoi, exactement ?
FB : Bien, je ne savais rien de la musique. J’étais dans la nature la plus « naturelle », celle du pithécanthrope. Et donc, les vraies questions c’étaient seulement les questions de survie. Et nous avons un organe de survie qui est l’organe auditif, notamment. C’est-à-dire que, comme tout le monde, je faisais attention aux bruits que j’entendais, pour savoir si c’était un serpent ou un animal dangereux dont il fallait se méfier, ou … voilà. Donc, j’ai appris la perception auditive très jeune. Et quand je suis revenu en France pour faire mes études, après que la guerre (la deuxième guerre mondiale) ce soit terminée – mes parents étaient fonctionnaires et donc on a été « rapatriée », comme on dit, on est revenu dans mère patrie. Comme moi je ne la connaissais pas – j’étais né à Madagascar – donc, j’ai suivi mes études, et, à ce moment-là, c’était l’époque des postes à galène – des postes que l’on écoutait à travers des écouteurs et des petits capteurs, voilà. Et, donc, j’ai appris, j’étais en présence de ce phénomène étrange qui était la radiophonie. Et comme pensionnaire, j’avais comme divertissement – seul divertissement- de me réfugier dans mon casque pour écouter la musique qui arrivait par le casque. Et c’est comme ça, que j’ai appris la musique. J’ai appris la musique par l’audition de la musique. C’est ensuite, que j’ai dû remonter le courant, pour savoir qu’il y avait un solfège, qu’il y avait des instruments, qu’il y avait des partitions, qu’il y avait des compositeurs. Mais c’était un mouvement très naturel, parce que ce qui me passionnait, c’est ce que j’entendais.
MZ : Mais les premiers émois vraiment musicaux, c’était quoi ? C’était de la musique classique, de la chanson, … ?
FB : C’était la musique classique. Enfin, de la musique classique qui n’était pas « classique ». Je ne savais pas que c’était Debussy, que c’était Ravel, que c’était du piano, … je ne savais pas. Mais c’était des fusions de sons, c’était des écoulements, des fluides sonores complexes, et à la fois très ravissants. Et c’est ça, ce qui me passionnait. Et puis, à ce moment-là, commençait aussi la musique « étrange » : les premières émissions de musique concrète, donc. Et la radio, de cette époque-là – et même jusqu’à nos jours – offre cet extraordinaire « grand mélange » : c’est-à-dire que vous écoutez telle chose à un certain moment, une demi-heure après, c’est tout à fait autre chose, dix minutes plus tard, c’est encore autre chose. Ce qui était très étrange, c’est cet entrelacement de tous les genres, de toutes les natures de sensibilité, qui s’expriment par la même boîte, par les mêmes vibrations, et donc on passe, sans arrêt, d’un univers à un autre, etc.., et on les fusionne. Et comme j’étais jeune, je captais tout ça, et je me disais : « C’est extraordinaire ! ». Et, finalement, je faisais connaissance avec ce qu’on appelle, maintenant, l’ « art radiophonique ». La radiophonie, ce grand mélange, à la fois de sons, de musiques, de bruits, de paroles, de poésie, de commentaires, d’informations – voilà – de retransmission, … Et tout ça, c’était pour moi la formation idéale à – je dirais – l’esprit actuel moderne, qui est un grand grand mélange de toutes les capacités de saisir la sensibilité.
MZ : À quel moment, en fait, il y a eu, finalement, une sorte de basculement entre absorber, écouter – vous avez dit – tous ces sons multiples (finalement vous êtes un peu comme une éponge), et d’avoir voulu participer, finalement, à ces sons, ne pas juste être passif et mélomane ?
FB : Dès que j’ai commencé à entendre, j’ai voulu faire. Parce qu’il y a la réplique : quand on entend quelque chose, on veut le reproduire, on veut en faire autant. On n’y arrive pas bien, mais, même si on y arrive mal, on est très contents d’avoir produit quelque chose qui est un peu dans l’axe de ce qu’on avait entendu, pour créer une espèce de sentiment d’appartenance : on a envie de faire comme ces choses et ces gens qui font ce que l’on entend. Et c’est comme ça que j’ai eu envie d’être compositeur, très très très très vite. Alors, bien sûr, je vais commencer par le commencement. On m’a conseillé, on m’a dit : « Tu sais, tu ne peux pas faire de la musique si tu ne fais pas un peu de piano, si tu n’apprends pas le solfège, si tu ne fais pas comme tout le monde, en commençant par le b-a-ba ». Ce b-a-ba ne m’a pas tellement plu, d’ailleurs.
MZ : Il y avait un rejet des instruments dits « traditionnels », ou presque ?
FB : Bon, il y a aussi ce fait, qu’il faut que je dise : c’était la fin de la deuxième guerre mondiale, c’était une période de grande destruction. Il n’y avait pas de bons professeurs, il n’y avait plus rien : les institutions étaient complètement démembrées, le pays se reformait, complètement. Et, dans cette reconstruction, il y avait les nouvelles choses qui se construisait aussi. Ce qui fait que j’ai commencé à perfectionner mes études musicales traditionnelles au Conservatoire, mais, en même temps, j’allais à la radio, dans le club d’essai où il y avait Pierre Schaeffer, et j’essayais de m’incorporer à cette équipe. Et, très rapidement, je suis passé d’un endroit à l’autre, parce que je sentais bien que tout commençait par là. Et que c’était bien, parce que c’était un art très nouveau. Tout ça, c’était assez tardif, j’avais plus de 25 ans – j’approchais de la trentaine -, donc j’étais assez handicapé par l’âge, et il fallait que je fasse quelque chose de mon époque, et si possible quelque chose dans laquelle le savoir-faire, le prérequis, ne soit pas trop considérable. Donc, je suis allé directement là où personne ne savait encore rien, et donc nous étions tous sur la même ligne de départ. Et c’était à celui qui était le plus ingénieux, le plus doué et le plus sensible de se faire connaître. C’est comme ça, que j’ai débuté.
MZ : Parlez-nous un petit peu, justement, des premières rencontres avec Pierre Schaeffer, que vous venez de citer.
FB : Pierre Schaeffer était un homme tout à fait fascinant, parce qu’il faisait 36 choses à la fois, il était toujours en retard, il était très rapide, très prompte à percevoir à la fois les gens et aussi à les bousculer. Et la première chose que Schaeffer m’a dit, il m’a dit : « Oh, en musique tu as encore trop à apprendre, mais, par contre, j’ai besoin d’un jeune secrétaire : tu vas être mon secrétaire ». Et, pendant deux ans, je me suis offert cette grande joie de seconder – enfin, très humblement et de façon très modeste. Mais, enfin, j’ai appris beaucoup de choses. Et comme ça, petit à petit, après, je suis rentré dans le « club » des musiciens.
MZ : Alors, il y a eu, effectivement, ces musiciens… On va citer quelques noms : Henry, Ferrari, …
FB : Voilà …
MZ : Également aussi, c’était quand-même une période où c’étaient les fortes personnalités, et ça a amené des clashs. On parle toujours du fameux clash entre Schaefer et Boulez …
FB : Ce n’était pas le plus… C’est celui dont on a beaucoup parlé, à cause de la notoriété de Boulez. Mais Schaeffer était un homme qui était en clash avec tout le monde. Tout le monde, … moi y compris. C’est-à-dire, qu’on avait tous droit, de temps en temps, à un crash de Schaeffer. Mais c’était une époque où tout le monde débutait, tout le monde était à peu près sur la même ligne de départ. Et j’ai eu la chance d’être parmi ceux qui ont voisiné aussi bien Schaeffer, mais aussi Messiaen, Stockhausen, Berio, John Cage, Xenakis, Ferrari, Pierre Henry, … Voilà, c’était ça la marmite !
MZ : Vous avez fait un petit saut à Darmstadt aussi ?
FB : Bien sûr, j’étais tous les ans à Darmstadt pendant plusieurs années de suite. Je retrouvais des gens qui venaient des pays plus lointains, des américains, des suédois, des australiens, … des gens de partout.
Géophonie [12:55]
MZ : Finalement, j’imagine qu’il y avait une sorte de stimulation et d’effervescence. Parce que, finalement, tout le monde avançait sans trop savoir vraiment, exactement, et ce que faisait le voisin et ce que chacun faisait. Comment ça se passait, justement ? Est-ce qu’il y avait de la compétition ? Est-ce qu’il y avait de l’entr’aide ? Comment tout ça fonctionnait ? Parce que vous avez cité, effectivement, une liste de noms, et tous ces gens-là se fréquentaient, se croisaient, échangeaient, …
FB : Tous ces gens-là étaient jeunes. Étaient jeunes, et pleins d’avenir. Assez prétentieux, mais, quand-même, comme ils étaient jeunes, forcément très ouverts. Et donc il y avait un pied d’égalité. J’étais à peine plus jeune qu’eux : un peu plus, puisque je suis encore sur la terre, et la plupart des noms que je viens de dire sont malheureusement de l’autre côté – certains sont partis trop vite d’ailleurs, comme Pierre Henry, ou d’autres. Mais c’était une époque où il y avait, dans l’air, le désir d’inventer de nouvelles choses, avec beaucoup d’utopie. Beaucoup de ces choses qui ont été inventés ont avorté, ont percuté dans le mur. Beaucoup de ces choses n’ont pas eu succès du tout. Et maintenant, qu’est-ce qui reste ? Bien, mon dieu, presque rien. Il reste ce qui était le plus solide, il reste ce qui a eu du métier, ce qui touchait l’auditoire, etc. parce qu’à l’époque dont je parle, à laquelle je fais allusion, le public, on n’en parlait pas. C’était plutôt une période de création : si c’était incompréhensible, s’il n’y avait personne pour aimer ça, tout le monde s’en fichait. Ce n’était pas la question, du tout. La question, c’était l’invention, l’invention à l’état brut. L’invention qui succédait à une période de disette extrême, quoi. Et, finalement, c’était aussi l’essai, l’exploration d’un phénomène de société qui était finalement l’ « art électrique », le fait de pouvoir produire des sons de toutes espèces et de les désolidariser de l’instrumentarium et des postures de pensée qui sont liées à l’écriture. Donc, c’était l’époque de l’improvisation et de l’invention de sonorités – et des concepts qui sont derrière. C’est-à-dire : comment est-ce que l’oreille fonctionne ? Qu’est-ce qu’on aime quand on écoute ? Comment est-ce qu’on trouve du sens dans quelque chose ?
MZ : Vous venez de bien poser le décor, on pourrait dire, de cette période-là. Au tout début, vous, personnellement, vous aviez vraiment à l’esprit, clairement, ce que vous vouliez faire par rapport aux autres ? Vous avanciez aussi un peu à tâtons ? Il y avait vraiment des choses, votre feuille de route était claire et nette ?
FB : Oui, j’ai la chance d’avoir une vocation. Je savais parfaitement que j’aurai un rôle musical. Et que, pour y arriver, il faudrait que nous soyons une équipe, c’est-à-dire que j’avais aussi une espèce de vocation d’« animateur ». Et mon travail, pendant des années, c’était de m’occuper d’un groupe, de A à Z. C’est-à-dire : j’arrivais le premier, je partais le dernier. Et on construisait le monde, on construisait une maison, d’abord, pour accueillir d’autres compositeurs, on construisait des instruments pour qu’ils puissent travailler, en construisait des programmes, on a construit des auditoires, l’acousmonium etc, des concerts, on inventait une communication, on faisait attention à qu’il y ait du public. Il y avait aussi un combat institutionnel, il fallait valider ça auprès des institutions ; parce que ça coûtait cher, donc il fallait que la hiérarchie soit intéressée, il fallait, par conséquent, qu’il y ait un certain succès. Donc voilà, je me suis occupé de ça comme on s’occupe d’un journal, ou on s’occupe d’un mouvement politique.
MZ : Quand vous avez pris, justement, la direction du GRM, en ‘66 – vous êtes resté quand-même jusqu’en ’97 – donc, en ’66 (on est deux ans avant ‘68 – on va aussi peut-être parler de cette période), ça ressemblait à quoi, en ‘66, quand vous avez pris la casquette de pilote ?
FB : Eh bien, je suis arrivé au bon moment. Schaeffer commençait de se sentir fatigué, les musiciens commençaient à le barber, parce qu’il commençait à les trouver prétentieux, et donc encombrants. Et Schaeffer a été très content de se débarrasser sur moi de la corvée de patates. Il m’a dit : « Toi, les musiciens, tu t’entends avec eux, tu vas t’occuper des musiciens ». Et voilà. Et donc, dès ce jour, Schaeffer m’a fichu la paix, en me permettant … Bien sûr, en contrôlant beaucoup, parce qu’il était à tous nos concerts, et il écoutait toutes nos émissions. Et, dieu sait que c’est un bonhomme qui n’avait pas beaucoup de temps – souvent il arrivait une demi-heure après le début, il partait une demi-heure avant la fin, parce qu’il allait en trois endroits à la fois – mais il était au courant, il sentait le vent, etc, il sentait que ça prenait, que ça marchait. Donc, je vous dis, pour moi, c’était la grande époque d’un collectif. Je vous dis, je compare ça à un mouvement politique, ou à un journal (ce qui est pareil, d’ailleurs, – parce qu’un journal a une ligne politique). Et il s’agissait de gagner une partie collective : fabriquer un mouvement esthétique, avec des auteurs et des publics, avec un cap, un style, inventer un son, et inventer une espèce de « cible musicale », c’est-à-dire avec de la nouveauté, et aussi un territoire d’échanges pour que le public comprenne, soit intéressé. Alors : collection de disques, collection d’ouvragés théoriques pour expliquer, activités pédagogiques pour former au Conservatoire des jeunes, etc. Voilà, c’est de tout ça que je me suis occupé.
MZ : Alors, comme je le disais, ‘68. Finalement là, vous avez dit, tout à l’heure, qu’il fallait créer pour créer, on se moquait du public etc., il fallait inventer. Là, en ’68, il fallait plutôt dézinguer, déboulonner. Et, finalement, les personnes qui semblaient – enfin, qui étaient – avant-gardistes, comme Pierre Schaeffer, soudainement devenaient celles des institutions qui fallait faire tomber.
FB : Voilà, oui …
MZ : Mais quels souvenirs vous gardez de cette période ?
FB : Formidables, c’était ma jeunesse ! Alors, ‘68 – je veux dire – nous, les gens de l’équipe Schaeffer, ça ne nous a pas étonné du tout, parce qu’on avait fait ‘68 dix ans plus tôt. Donc, quand on avait vu arriver ’68, on a dit « ah, mais ça va, ils commencent à comprendre, les autres ». Mais c’est en ‘58 qu’on a fait ’68, nous. Et c’est pendant ces dix années qui ont précédé ‘68 qu’on fabriquait, on offrait au public une espèce d’activité « underground » qui avait un succès fantastique. Le problème de ’68, pour nous, ça a été l’après-’68. Parce que, avant ’68, nous offrions ce dont ‘68 a été un peu le signal – c’est-à-dire une nouvelle pensée, plus complexe et complètement démocratique, où les petites choses et les grandes choses avaient changé de place, donc, un retournement des relations hiérarchiques, et toutes sortes de perturbations qui ont eu succès. Mais, après ‘68, notre style de beauté a pris un coup de vieux. Et là, ça a été très drôle, parce que nous avions beaucoup de public avant, et tout de suite après ‘68, c’est devenu le désert. Ce que nous disions et ce que nous faisions, finalement c’était passé dans les mœurs.
MZ : L’ « underground » devenait la norme ?
FB : Absolument, il fallait trouver quelque chose derrière ça. Et ça, ça a été, évidemment, mon travail le plus rude et les plus, à mon avis, …
MZ : … passionnant ?
FB : Oui, il a fallu s’investir, sinon nous aurions disparu, nous aurions été balayés par ‘68. Et, en réalité, ça a été le départ, le départ de ce qu’on a appelé la « recherche musicale », avec la création d’un style de musique et d’un style d’auteurs. Et puis, je pense que c’est là que le GRM s’est fait connaître et est rentré réellement dans l’histoire.
MZ : La recherche joue un rôle majeur dans la création ?
FB : Oui, parce que la recherche c’est à la fois inventer des outils de production, c’est-à-dire des instruments – et donc, façonner de nouvelles sensations -, et puis, en même temps, essayer de comprendre pourquoi, c’est-à-dire d’avoir une vision, une visée théorique et une visée explicative. Et donc, d’avoir un « point de vue » d’écoute : pas simplement de fabriquer des émotions sensationnelles, mais aussi de fabriquer un discours avec du sens, qui est porteur de sens.
Rêverie de la multiplication [21:51]
MZ : Donc, là on est au début des années ‘70 – finalement, vous aviez quarante ans, à-peu-près. Quel regard vous portiez rétrospectivement sur votre vie musicale d’avant, par rapport – justement – à tous ces chamboulements etc. ?
FB : Je dirais que la vie musicale d’avant, c’était la préparation de ça. C’est la vraie maturité, elle s’est trouvée là, et nous étions synchrones avec tout le moment d’une époque. Parce que ce que nous faisions avant, c’était assez élitaire, c’était réservé à très peu de monde. Les studios étaient très peu nombreux, un magnétophone, ça pesait 81 kilos et c’était haut comme une armoire – quand il y en avait 3 c’était une fortune, en plus ça se déréglait sans arrêt, il fallait une équipe de trois techniciens, avec les huit heures par jour, donc il y avait les problèmes des syndicats, il y avait … Enfin, tout ça, c’était compliqué. Et, forcément, c’était voué à l’échec. Ce qui s’est passé après, c’est la miniaturisation, la généralisation, l’appropriation par le public, les synthétiseurs portables, les gens qui sur scène avaient la « rock attitude », l’explosion de la recherche de sonorités par des groupes de chanteurs (les Beatles, les Doors, et tout ça). Et ça a été un ferment musicale fantastique.
MZ : Comment, justement, dans cette période, que vous venez de décrire, on a eu effectivement des musiciens contemporains européens qui sont restés proches – on pourrait dire -, qui se sont éloignés, justement, de la musique dite « populaire », du rock etc., et on a eu plutôt au contraire, outre-Atlantique – aux États-Unis, notamment -, le courant minimaliste, qui, lui, a fricoté avec – effectivement – des musiciens rock, ou autre … Comment vous regardiez toutes ces créations musicales autour de vous ?
FB : D’un œil très attentif, et en y participant, …
MZ : Avec Robert Wyatt, je crois…
FB : Oui, j’ai fréquenté pas mal de gens. Bon, naturellement, avec une oreille « classique », avec une oreille un petit peu différente, en voulant aussi continuer une tradition de la musique – on va dire, en gros – « sérieuse », c’est-à-dire sur des formats un peu plus longs, qui s’adressent à un public symphonique nouveau, renouvelé, complètement différent – bousculé par des compositeurs antérieurs, comme Edgard Varèse, ou des gens comme ça …, ou Messiaen. Nous, on voulait s’aligner, on voulait faire entrer dans la musique tout ce ferment de sensibilité auditive de la période – finalement – des machines, des avions, des synthétiseurs, des téléphones, de la télévision, du cinéma, … et en faire profiter l’univers symphonique, pour qu’il évolue, et pour qu’il ne perde pas pied, pour que la musique symphonique, pour que le « mélomane » – ce qu’on appelle le mélomane – ne soit pas muré et dans l’ écoute des siècles passés : c’est à dire de l’époque des bougies, des chevaux, des rapières, des colliers de la reine, et d’autres farces d’Alexandre Dumas. Voilà, ce qui est la musique de Bach, Mozart, Beethoven : magnifique, certes, mais dans un contexte historique bien défini. Et, évidemment, la musique de notre époque doit être celle des avions, des mitrailleuses, des événements sociaux, des aurores boréales, mais aussi de la pluie, du beau temps, de la nature, de la paix aussi – à laquelle on aspire – etc. : du bonheur, du bonheur et du malheur de notre époque.
MZ : Vous avez prononcé son nom tout à l’heure : l’acousmonium, votre invention. Alors, parlez-nous un petit peu de ce que c’est, et comment ça a mûri, tout ça, en vous ?
FB : Ça a été le moyen à la fois de séduire les gens, et puis – surtout – de forcer les compositeurs à travailler. Parce que le compositeur, qui venait travailler avec les moyens électroacoustiques, il était accueilli dans un studio avec deux petits haut-parleurs, et il travaillait durement. Et quand il avait fini ce qu’il appelait son « œuvre », il pensait que c’était terminé. Et donc, moi, je suis arrivée là pour dire : « Mais non ! Ça, c’est une maquette ! ». C’est un peu comme un architecte qui a dessiné sa maison, et qu’il dit : « C’est terminé ! ». Pas du tout. Il reste à la construire, il faut qu’elle soit faite, et qu’elle soit habitable, et que les gens soient heureux à l’intérieur. Donc, il faut maintenant voir ce que va donner cette œuvre – qui fonctionne sur deux haut-parleurs, dans un studio de 5 mètres de large et de 25 mètres carrés – qu’est-ce que ça donne dans une salle, dans une salle où on sera – mettons – 4 à 500, ou 600, pour l’écouter. Ça ne va pas être avec deux haut-parleurs. Parce qu’agrandir le studio, ça ne va pas. Il va falloir inventer quelque chose qui enrichit. Alors, prenons l’orchestre symphonique comme modèle : il y a 120 personnes là, il y a dix ou quinze types d’instruments, certains sont multipliés par 20 ou 30, d’autres restent isolés (comme la timbale ou le xylophone). Mais les contrebasses, ils sont au moins six ou sept, les premiers et deuxièmes violons, ils sont une vingtaine chacun. Donc il faut meubler : il faut qu’il y ait beaucoup de projecteurs sonores ; il faut, derrière ça, qu’un compositeur ait pensé pour tout cet effectif, et qu’il puisse avoir la possibilité d’agrandir sa musique, pour que le public soit saisi, ait compris, et soit transporté, et que l’opération musicale fonctionne à plein, et qu’on puisse dire : « ça marche ». Et ça, ça a été l’idée de l’acousmonium, qui a, donc, forcé les compositeurs à pousser plus loin leurs maquettes musicales. Et ça a convaincu le public : parce que, quand ils venaient dans la salle, il se passait quelque chose, un vrai événement musical, dont ils recevaient, avec force, l’impact ; et quand ils sortaient, ils disaient : « Bon, on a entendu quelque chose de sérieux ». C’était ça, l’idée.
Écritures murmurées [28:16]
MZ : Toucher, justement, le public – ça vous avez dit, tout à l’heure. Dans les années ’60, finalement, le public, on s’en foutait, il n’était pas vraiment au centre des préoccupations. Là vous venez de décrire une réaction. J’imagine que ça, ça a eu un impact aussi sur les compositeurs …
FB : Mais oui, parce que ça les responsabilisait complètement. Et puis, on quittait la recherche dans ce qui est son caractère nécessaire, mais forcément un peu abscons, pour la destination de la recherche, c’est-à-dire, faire en sorte que ce qu’on a trouvé, on puisse – quand c’est bon – l’offrir, le dimensionner autrement, et en faire quelque chose qui s’appelle de la musique, c’est-à-dire un lieu d’échanges, quelque chose qui soit convaincant, qui puisse aller de celui qui l’a imaginé à celui qui l’écoute, et qu’il y ait véritablement une joie, une joie d’entendre.
MZ : C’est un avant et un après, pour vous, cette invention, par rapport à la façon dont vous composiez, par rapport à la façon dont vous perceviez ?
FB : C’était le test fondamental, c’était la raison d’être. C’est-à-dire : si ça ne fonctionne pas, alors il faut abandonner. On peut se tromper, c’est-à-dire : si ça ne fonctionne pas, et on s’est trompé, alors on corrige les erreurs. Mais, enfin, ça ne peut pas ne pas fonctionner éternellement. Ou sinon, ça veut dire qu’on s’est complètement trompé, et il faut, à ce moment-là, arrêter. Et comme il n’était pas question d’arrêter – et qu’il n’était pas question de penser qu’on s’était trompé -, il fallait faire en sorte que l’avion décolle, qu’il faut sortir du dessin, il faut sortir de la maquette, il faut sortir de l’essai où le petit avion tourne sur deux mètres carrés, et fabriquer un véritable outil qui fonctionne, qui transporte l’auditoire, voilà. C’est ça, ce que je voulais, et nous y sommes arrivés, je pense.
MZ : Vous avez parlé de l’importance de la recherche. Vous avez parlé du fait que – finalement – tout partait de l’électricité. Dans la musique, entre ‘70 et 2013, en termes d’inventions et de développements technologiques, il y en a eu quand-même un certain nombre. Est-ce que ça veut dire que, finalement, les outils sculptent le compositeur ?
FB : Les outils sont déjà – sont toujours – l’émanation d’une pensée qui comprend mieux la matière, qui comprend mieux les agencements, et qui fait fonctionner des choses qui étaient latentes, qui ne fonctionnaient pas, qui étaient séparées dans l’univers et qui – lorsqu’elles sont assemblées par un esprit curieux et fertile -, tout d’un coup, émettent des échanges, et de la force, et de la puissance. Et génèrent de la puissance, génèrent du potentiel, et peuvent devenir quelque chose d’efficace, dans une application, ou dans une autre. Lorsque le téléphone, lorsque le cinéma sont arrivés, l’enregistrement du son, l’enregistrement de l’image, l’homme reste ce qu’il est – avec ses pensées, avec ses sensations, avec ses craintes. Mais les histoires, les contes, la narration, la manière d’être heureux, la manière de faire plaisir à des gens, en leur racontant de belles histoires, … ces méthodes ont changé. Et donc, la musique, elle, a suivi ce mouvement-là. Et c’est pour cela, que je pense que la musique acousmatique est un événement irréversible, autant que l’est la radio, la télévision, le cinéma, la photo, voilà. Nous avons suivi et aidé à faire que ce mouvement avance.
MZ : Quelles sont les inventions et les outils qui ont fait évoluer votre sens et votre « narration » – pour reprendre votre expression ?
FB : Évidemment – on n’a pas encore dit le mot -, mais l’ordinateur, qui a succédé au synthétiseur. Parce que l’ordinateur, il n’est pas arrivé comme ça, de but en blanc, comme un champignon. Les racines de l’ordinateur, c’était le synthétiseur, le synthétiseur devenu portable. Et le synthétiseur, qui était encore un instrument dit « analogique » – comme tout le monde le sait -, c’est-à-dire qui fabriquait des ondes avec des flux continus d’électrons, mettant en fonction un haut-parleur. Lorsqu’on a sectionné par millionièmes de seconde, et décidé d’affecter des valeurs numériques, et de fabriquer des calculateurs qui refabriquent des formes d’onde par des voies digitales, et ben …, ça a été un outil extrêmement extrêmement puissant, qui, bien sûr, a changé la face du monde dans absolument toutes les dimensions humaines. Il n’y a qu’à voir le téléphone portable, qui est maintenant la condition sine qua non, l’outil, l’accessoire dont on se sert – c’est tout juste si on le quitte pour dormir. Et, bien sûr, la musique a profité de ça, et ne peut pas ne pas en profiter – il n’y a aucune raison qu’elle n’en profite pas.
MZ : Vous vous souvenez … les premières, ou une première composition, quand vous avez pu vraiment vous servir d’un ordinateur, pas de manière expérimentale … ?
FB : Oui, je me rappelle très bien. Puisque j’ai beaucoup travaillé pour ça : l’introduction des ordinateurs dans nos pratiques. Et là aussi, il fallait aller un peu au corps défendant des compositeurs, qui sont souvent un peu feignants, et qui trouvaient que les synthétiseurs, ça marchait beaucoup mieux – pourquoi s’encombrer de ces premiers appareils qui étaient très lourds, très chers, et puis, surtout, très imparfaits, et qui demandaient une patience infinie pour faire trois fois rien ? Mais bon, j’ai eu la chance d’avoir des amis ingénieurs qui étaient formidables, qui étaient très créatifs, et avec qui on a fait une très bonne équipe. Parce que, encore une fois – je le redis -, c’est une aventure collective. Tout seul, je ne serais arrivé à rien du tout. J’ai eu la chance, simplement, de m’intéresser aux autres. Simplement, quand je vois quelqu’un qui a du talent, il m’intéresse, et je tâche de m’en faire un ami, et qu’à tous les deux, tous les trois, tous les dix, on puisse faire équipe pour faire quelque chose que tout seul on n’arriverait jamais à faire. Ça a été ça mon travail, essentiellement : d’animateur, quoi.
MZ : Finalement, il y a un graal quelconque dans cette quête, dans cette avancée ? Puisque vous l’avez même dit, tout à l’heure, finalement, la musique acousmatique, c’est sans fin …
FB : Oui, bien sûr, c’est sans fin – comme la vie. J’espère, …
MZ : Est-ce que le compositeur, que vous êtes, a des objectifs, des choses qu’il veut toucher, qu’il veut atteindre ? Puisque finalement chaque jour révèle de nouveaux objectifs, de nouveaux graals, de nouvelles lignes d’horizon, …
FB : Vous savez, on se provoque. Il s’agit de provoquer, il s’agit d’être réveillé, il s’agit de sortir d’un état engourdi, ensommeillé. Il s’agit, tous les matins, d’avoir un projet, de se dire : « Qu’est-ce que je vais faire d’intéressant aujourd’hui ? Pourquoi je me lève ? Qu’est-ce qu’il y a au menu de la journée ? ». Moi, c’est comme ça que je me réveille le matin. Je dis : « Bon, c’est quoi aujourd’hui ? Aujourd’hui c’est le jour où je dois faire ça. Bon, oui, mais ça, c’est très ennuyeux, c’est une corvée – que je devais, d’ailleurs, faire hier, et que j’ai reportée … Mais, heureusement, je dois faire ça, qui me passionne ». Et alors là, là je me sens… Voilà ! Eh bien, tous les jours, ça a été comme ça, pour moi. L’urgence : l’urgence de faire quelque chose de passionnant.
MZ : Dans cette avalanche de recherches en permanence, est-ce que vous vous êtes retrouvé, parfois, dans des culs-de-sac ? Vous avez eu l’impression d’avoir été dans des culs-de-sac ?
FB : De culs-de-sac, il y en a forcément toujours. On ne réussit qu’une fois tous les dix coup – mettons. Les culs-de-sac, ça a plutôt été avec l’institution, parce que nous autres, collectif d’artistes, on avait des grandes envies, des grands désirs – bien entendu. Après, il faut les faire valider par des institutions, qui les accueillent et qui les subventionnent. Alors, la grande difficulté, c’est toujours de trouver les financements de ces projets. Et puis de les faire cohabiter avec d’autres, et souvent de traverser – bien sûr – des murs de jalousie, d’antagonisme, … Mais ça, c’est la vie. C’est l’existence, c’est normal. Je veux dire, il faut négocier, il faut se bagarrer, oui, bien sûr. Rien n’est donné, bien sûr, bien sûr.
MZ : Vous avez dit, tout à l’heure, qu’effectivement, finalement, après ‘68, l’underground était devenu la norme. On est en 2013 aujourd’hui – vous avez pu voir justement l’évolution de tout ça -, quel bilan – enfin, bilan souvent c’est vrai que ça se fait à la fin, donc non – mais quel constat, aujourd’hui, vous voyez sur la musique, le public, les compositeurs, … l’état dans lequel cette musique se trouve aujourd’hui ?
FB : En effet, vous avez bien raison de dire qu’il faut faire un constat, et jamais un bilan. Parce que les choses sont toujours – certaines – en train de finir, mais – d’autres – en train de débuter. Nous sommes à une époque où l’autonomie a réalisé et, peut-être, a tellement bien atteint son objectif, qu’elle finit par devenir néfaste. C’est-à-dire qu’il s’agit de refaire, à mon avis, un peu plus de cohésion. Maintenant les compositeurs ont tous les moyens, chez eux, sur un coin de table, avec une puissance de calcul formidable. Ils ont beaucoup plus de difficultés à trouver des auditoires, parce que les auditoires restent difficiles à atteindre, et il faut des outils culturels, il faut des salles, il faut des producteurs, il faut des concerts, il faut des festivals, il faut des choses comme ça. C’est un peu ce qui il y a de plus difficile, maintenant. Mais, par ailleurs, il y a d’autres moyens de diffusion : il y a internet, il y a des créneaux divers. La grande difficulté, à mon avis, c’est l’éparpillement. Et donc, refabriquer de la cohésion, et des grands festivals. Et nous sommes à une époque de grandes difficultés financières, dans le monde du spectacle, avec des choses qui pouvaient se faire en région et qui ont besoin de moyens pour se faire. Donc, on est réduits à faire des grandes économies, ce qui est, peut-être, la solution de la difficulté. C’est probablement à travers les économies, à travers les restrictions, qu’on trouvera des sorties, je pense. Moi, je suis de ceux qui ont travaillé dans les époques difficiles, et, à ces moments-là, on a trouvé beaucoup de choses. La facilité, qui est venue après, a englouti. Elle a répandu, mais, en même temps, elle a englouti. Donc, en ce moment, comme nous avons, pendant une bonne dizaine d’années, à traverser une énorme crise mondiale, il se pourrait que l’art soit favorisé. C’est l’espoir que je fais, que je forme.
MZ : Comment, tout ça, impacte le compositeur que vous êtes aujourd’hui ?
FB : Vous savez, la musique c’est aussi quelque chose qui a des difficultés intrinsèques. Ce qu’il faut, c’est garder assez d’oxygène dans sa tête pour être frais et dispos, lorsqu’un son vous arrive et vous excite, comme une espèce de parfum, comme une espèce de tasse de café – où tout d’un coup la pensée fonctionne, le corps fonctionne, le désir fonctionne, et on a envie de trouver un autre son qui s’accroche au précédent, pour que s’épanche une idée, voilà. Et j’ai envie de rester en bonne santé, comme ça.
La Philosophie du non [41:41]
MZ : Vous avez dit, tout à l’heure, finalement, au début du GRM, vous étiez un peu un animateur, etc. Mais vous êtes aussi – il faut le rappeler – compositeur, quand-même – et ce coffret qui vient de sortir le rappelle aussi. Quand vous avez eu cet objet entre les mains, avec tous ces noms d’œuvres etc., j’imagine que ces choses sont revenues à l’esprit, aux oreilles. Quel regard – alors, vous allez dire : « Ce n’est pas à moi de le dire, c’est aux autres » -, mais quel regard vous portez sur votre œuvre aujourd’hui ?
FB : Écoutez, mon regard, c’est il y a longtemps que je me le suis formé. Parce que, avant que ce coffret n’existe, j’avais formé – enfin, fabriqué – un label qui s’appelle Magison, où on avait édité – ou j’avais édité -, au fil des années, pratiquement toutes mes musiques aussi. Mais, justement, ce label – à mon âge – commençait à être difficile à maintenir, et donc pratiquement tous ces disques arrivaient à être épuisés, et puis ils avaient été produits, à chaque fois, avec des années d’intervalle. L’idée d’un coffret qui les réunirait toutes était très opportune, et puis je suis très content. C’est une bonne nouvelle pour moi, mais, en même temps, c’est une très bonne nouvelle pour le GRM. Parce que le GRM c’est cette institution que Schaeffer avait inventée dans les années ‘50 et que j’ai maintenue jusqu’à ce jour, à travers mes amis, qui m’ont succédé etc. Et bien c’est aussi une preuve de cohésion, c’est-à-dire que cette boîte, ce n’est pas seulement mon travail, mais c’est également le travail de toutes ces années. J’ai été un animateur, c’est vrai, et ça, c’était mon travail à plein temps. Et si j’étais compositeur, c’est parce que, à ce plein temps, j’ai rajouté un autre plein temps, de compositeur. Parce que 24 heures dans la journée, mettons qu’on en mette 12 pour le travail, il en reste encore quatre, ou cinq, ou six, que l’on peut se réserver pour son œuvre d’auteur. Parce que j’ai eu la chance d’avoir une très bonne santé, d’avoir travaillé comme quatre personnes chaque jour. Donc, cette espèce de jardin hors-temps, hors-comptabilité, qui a été le jardin de ma propre création d’œuvres, je suis content d’en avoir rassemblé tous les éléments et d’en faire, comme ça, un territoire contigu, où chaque pièce précède la précédente et pousse la suivante, et forment une espèce de grande œuvre générale, qui dure 15 heures, qui dure 15 disques. Je suis assez satisfait de cette chose-là, je suis même étonnée de la découvrir. Je me demande comment ça se fait, je me dis : « Mais comment ça se fait ? ». Oui, voilà, disons que, pour moi, ça reste quand-même une surprise.
MZ : Dans ce jardin, il y a une ou deux fleurs que vous préférez aux autres ?
FB : Ça dépend des jours… Non, c’est comme les enfants, vous savez. Ne faut pas demander à papa s’il préfère tel ou tel de ses enfants. Non, on les aime tous. J’aime tout ce que j’ai fait, à la fois je le critique, je sais en voir les défauts, mais, en même temps, ben, je les assume.
MZ : Alors, dès qu’on parle de musique et d’électricité, au bout d’un moment, on arrive à la musique électronique d’aujourd’hui. Quel regard vous portez sur cette scène, qui est même très très vaste, en termes de styles ?
FB : On a suscité tout ça, on a suscité tous ces styles. Moi-même, dans ma production …
MZ : … oui, des morceaux qui font presque très techno – on pourrait dire …
FB : … j’ai 50 styles. Donc je ne suis pas étonné de voir qu’il y en a maintenant 500, ou 5000, ou 50000. Ça, c’est le juste prolongement de cette gerbe jaillissante. Non, ce qui m’amuse maintenant, beaucoup, c’est ce qu’on appelle l’ « art de performance » : la recherche d’une convergence entre l’activité proprement sonore, et puis une espèce d’activité plus physiologique, d’un performeur – une espèce de danseur, c’est-à-dire. Moi, je l’interprète, ça, comme une recherche de la vérité, de la vérité par le fait que – le corps étant sollicité -, ce que le corps sait faire, forcément situe la vérité. Je veux dire, par-là, que peut-être nous avons, par moments, poussé trop loin la pensée musicale en dehors du corps. C’est-à-dire, on ne sait plus ce que le compositeur veut dire. Et c’est pour ça, que je trouve intéressant l’arrivée des performeurs, qui, eux, en faisant de la musique, et en fonctionnant en tant qu’individus corporels, recentrent le débat, d’une certaine façon, et permettent de mieux comprendre la production de son, parce qu’on voit s’agiter un corps qui produit le son. Ceci est, me semble, hautement pédagogique, extrêmement intéressant, et je pense que, de ça, repartira des reconsidérations d’écoute plus générales, sans corrélation avec une activité « chorégraphique » – on peut dire. Et c’est de cette façon que je le reçois, que je l’examine et que je m’y intéresse.
MZ : Comme vous avez dit, vous êtes très actif. On vous sent toujours habité par ces sujets, sans que le temps n’égratigne pas votre passion. Quand il vous reste du temps, que vous ne faites pas de musique, est-ce que vous en écoutez beaucoup ? Est-ce que vous allez aux concerts, et, chez vous, vous mettez de la musique tout le temps ?
FB : Oui, mais pas que de la musique. Je suis quelqu’un qui aime beaucoup le cinéma, qui aime beaucoup le théâtre, qui lit énormément de livres, qui accueille des chercheurs, qui suit des séminaires, je suis professeur honoris causa dans une université allemande, je fais des bouquins. Oui, j’ai une activité assez fournie, oui.
MZ : Bien, donc, on pourra goûter à une grande partie de cette activité dans ce coffret « 50 ans d’acousmatique », qui vient de paraître, donc, chez Ina- éditions GRM. Merci, François Bayle !
FB : C’est très gentil de m’avoir interrogé là-dessus, merci !